Le Sublime et les Lumières

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Article

Mark Cartwright
de , traduit par Babeth Étiève-Cartwright
publié le 22 février 2024
Disponible dans ces autres langues: anglais, espagnol
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Au cours du siècle des Lumières, la philosophie et l'esthétique ont développé un concept appelé "sublime". Dans les arts, la littérature et les travaux des intellectuels, le sublime fait référence à la capacité d'émerveillement de la nature et de la beauté, des caractéristiques que les artistes et les penseurs ont cherché à reproduire dans leurs propres œuvres et même à appliquer à l'éthique.

Le concept de sublime implique le conflit inhérent à l'appréciation de la beauté avec un sentiment de crainte, d'étonnement et d'incompréhension de l'éternel. Les philosophes ont discuté de ce conflit et suggéré que notre objectif devrait être le mélange harmonieux de la raison et de l'émotion. Le sublime est ainsi devenu un élément du grand changement qui s'est produit au cours du siècle des Lumières, où la raison a remplacé la religion en tant que force intellectuelle dominante.

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Iguazu Falls
Chutes d'Iguazu
Enaldo Valadares (CC BY-SA)

Origines du sublime

L'idée du sublime fut ravivée au cours du siècle des Lumières grâce à la traduction d'un texte ancien par Boileau en 1672. Ce texte, redécouvert seulement en 1554, est Sur le sublime, que l'on pensait alors écrit par Longinus, un auteur grec du 1er siècle de notre ère. J. W. Yolton résume ainsi la pensée de Longinus sur le sublime:

...cette qualité qui donne un pouvoir distinctif aux œuvres d'art et de littérature; elle repose principalement sur la grandeur des idées et la capacité d'une forte émotion, complétées par certains traits de rhétorique; le sublime est l'écho d'un esprit noble et d'un cœur passionné.

(508)

Bien qu'il s'intéresse principalement à la poésie et à l'art oratoire, Longinus écrit également sur le sublime dans la nature et sur la manière dont des caractéristiques et des phénomènes naturels impressionnants, tels que de vastes plaines, des montagnes escarpées et des rivières puissantes, peuvent faire naître chez tous (ou la plupart d'entre nous) un plaisir à les contempler et un sentiment plus clair de proximité avec le divin.

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L'Oxford Dictionary of Philosophy donne la définition suivante du sublime: "Le sublime est grand, effrayant, noble, calculé pour éveiller des sentiments de fierté et de majesté, ainsi que de crainte et parfois de terreur" (462-3). Le sublime crée alors un étrange mélange de sentiments tels que le plaisir, la crainte, l'anxiété, l'insignifiance personnelle, et même la peur et la terreur; pensez par exemple aux émotions mélangées d'une personne se trouvant au-dessus d'un précipice et contemplant un fjord norvégien majestueux.

Un grand nombre de penseurs du siècle des Lumières considéraient le sublime comme faisant partie de leur philosophie.

L'idée du sublime dans la nature et dans les arts a captivé l'imagination de nombreux écrivains, artistes et philosophes au cours du siècle des Lumières. Le sublime, qui met l'accent sur l'immensité et les significations insondables, semble en contradiction avec les progrès réalisés par la science, dont l'objectif est de découvrir les lois et l'ordre de la nature. Les philosophes ont tenté de réconcilier ce conflit entre l'émotion et la raison et de montrer que l'esprit peut effectivement triompher de la nature. Un grand nombre de penseurs des Lumières considéraient le sublime comme faisant partie de leur philosophie, mais dans un souci d'espace et de clarté, nous n'en retiendrons que trois.

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Edmund Burke, 1774
Edmond Burke, 1774
Joshua Reynolds (Public Domain)

Burke et le sublime

En Angleterre, en particulier, les écrivains et les critiques littéraires ont commencé à mettre en avant le sublime, soit dans leurs expériences de voyage, soit dans leurs critiques des grandes œuvres existantes. Le Paradis perdu de John Milton (1608-1674), publié en 1667, a souvent été décrit comme le plus grand exemple de sublime dans les arts anglais. Les philosophes n'ont pas tardé à se pencher sur ce concept ancien mais nouveau. C'est Edmund Burke (1729-1797) qui a le mieux évalué le sublime dans son ouvrage Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, publié en 1757. Burke cherchait à expliquer le sublime autrement que par la "beauté de la nature" ou la "beauté de l'art", et il a donc analysé ce qui pouvait exactement produire ce sentiment, en séparant la beauté de ses causes. Dans ce travail, Burke "explore la nature des plaisirs "négatifs", c'est-à-dire les sentiments irrationnels et mélangés de plaisir et de douleur, d'attirance et de terreur" (Yolton, 72). Comme le résume Yolton, "Burke trouve les sources du sublime dans des qualités telles que l'obscurité, la puissance, la vacuité, l'obscurité, la solitude, le silence et l'immensité, qui véhiculent des idées de douleur et de terreur sans causer de danger physique" (508). Pour Burke, le sublime est en fin de compte l'interaction entre la raison et l'émotion. Alors que la beauté est définie comme ce qui est "joli", le sublime décrit un plaisir complexe qui comporte un parfum de danger ou d'anxiété. Burke déclare:

Tout ce qui est de nature à exciter les idées de douleur et de danger, c'est-à-dire tout ce qui est de quelque manière que ce soit terrible, ou qui se rapporte à des objets terribles, ou qui opère d'une manière analogue à la terreur, est une source de sublime; c'est-à-dire qu'il produit les émotions les plus fortes que l'esprit est capable de ressentir.

(Robertson, 507)

L'historien S. Blackburn décrit l'importance de l'œuvre de Burke: "[Elle] marque un tournant romantique très précoce qui s'éloigne de l'esthétique de la clarté et de l'ordre du XVIIIe siècle, en faveur du pouvoir imaginatif de l'illimité et de l'infini, de l'inexprimé et de l'inconnu" (66). Burke remettait en cause l'idée que la raison était toujours la meilleure faculté pour appréhender le monde et développer notre connaissance de celui-ci. La raison était la pierre angulaire de la révolution scientifique et du mouvement des Lumières, mais Burke insistait néanmoins sur le fait que l'émotion (ce que nous appellerions aujourd'hui l'intuition ou l'imagination créatrice) avait sa place dans le processus d'apprentissage. Burke écrit:

Tout ce qui tourne l'âme vers l'intérieur d'elle-même tend à concentrer ses forces et à la préparer à des envolées scientifiques de plus en plus grandes et de plus en plus fortes. Lorsque la sagesse de notre Créateur a voulu que nous soyons touchés par quelque chose, il n'a pas limité l'exercice de son dessein à l'opération languissante et précaire de notre raison; mais il l'a dotée de pouvoirs et de propriétés qui empêchent [c'est-à-dire anticipent] l'entendement, et même la volonté, qui, s'emparant des sens et de l'imagination, captivent l'âme avant que l'entendement ne soit prêt à s'y associer ou à s'y opposer.

(Hampson, 193)

Starry Night over the Rhône by van Gogh
Nuit étoilée sur le Rhône de Van Gogh
Musée d'Orsay (Public Domain)

Burke poursuit en donnant un exemple de quelque chose qui évoque le sublime, un ciel étoilé :

Le ciel étoilé, bien qu'il se présente si fréquemment à notre vue, ne manque jamais d'exciter une idée de grandeur. Cela ne peut pas être dû à quelque chose dans les étoiles elles-mêmes, considérées séparément. Le nombre en est certainement la cause. Le désordre apparent augmente la grandeur, car l'apparence de soin est tout à fait contraire à l'idée que nous nous faisons de la magnificence. En outre, les étoiles se trouvent dans une telle confusion apparente qu'il est impossible, dans les occasions ordinaires, de les compter. Cela leur donne l'avantage d'une sorte d'infinité.

(Robertson, 508)

Burke suggère que dans les arts, un peu d'obscurité est une bonne chose lorsqu'il s'agit d'évoquer le sublime. Il note que les peintures sont souvent trop claires et ont parfois l'air un peu fausses ou même ridicules; il donne l'exemple d'une peinture à l'huile qui tente de représenter l'enfer. Selon Burke, la littérature, et en particulier la poésie, est donc plus efficace pour communiquer le sublime, car l'imagination du lecteur est laissée à elle-même pour combler les lacunes. L'idée que l'exercice de l'esprit est primordial pour le sublime a été approfondie par le prochain philosophe à s'attaquer au concept.

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Pour Kant, le sublime est l'exercice et la maîtrise de nous-mêmes en tant qu'êtres moraux.

Kant sur le sublime

Emmanuel Kant (1724-1804) s'est beaucoup intéressé au sublime, même s'il était plutôt favorable à ses possibilités en matière d'éthique. En 1764, Kant a publié les Observations sur le sentiment du beau et du sublime. La Critique de la faculté de juger, publiée en 1790, est un autre ouvrage dans lequel il traite de l'esthétique. Kant estime que l'expérience du sublime est une question d'intuition; il s'agit d'une expérience subjective, et il ne se concentre donc pas sur ce qui cause ou contient le sublime, mais plutôt sur la composition émotionnelle et intellectuelle de chaque individu, qui détermine sa réaction spécifique. Kant a observé qu'en utilisant notre esprit pour surmonter l'immensité de la puissance de la nature, ou au moins pour créer une sorte d'harmonie entre la raison et l'émotion, le sublime "élève l'âme au-dessus de la hauteur du lieu commun vulgaire" (Blackburn, 463). C'est très bien de contempler la nature dans le confort d'un fauteuil; ceux qui ont vu une vaste chaîne de montagnes depuis un sommet élevé ou la puissance d'un océan tumultueux lors d'une tempête redoutable pourraient affirmer que c'est la nature qui triomphe habituellement. Kant soutiendrait cependant que, puisque l'esprit est supérieur à toutes les choses physiques, le sublime doit en réalité se trouver dans le non-physique. Le sublime est la réaction humaine à ce qui est physiquement impressionnant ou beau, et surtout, c'est l'exercice et la maîtrise de nous-mêmes en tant qu'êtres moraux.

Immanuel Kant, c. 1790
Emmanuel Kant, vers 1790
Unknown Artist (Public Domain)

Wollstonecraft sur le sublime

Mary Wollstonecraft (1759-1797) est une autre penseuse qui s'est intéressée au sublime. Lors d'un voyage en Scandinavie, elle parle d'une expérience sublime classique dans ses Lettres écrites lors d'une courte résidence en Suède, en Norvège et au Danemark, publiées en 1796. Dans le passage suivant, elle décrit sa réaction face à une impressionnante chute d'eau, résumant dans une expérience pratique les mêmes idées que celles auxquelles Burke et Kant avaient fait allusion en théorie:

En atteignant la cascade, ou plutôt la cataracte, dont le grondement avait depuis longtemps annoncé le voisinage, mon âme fut précipitée par les chutes dans un nouveau train de réflexions. L'impétueux élan du torrent rebondissant des sombres cavités qui se moquaient de l'œil explorateur, produisit une activité égale dans mon esprit: mes pensées allaient de la terre au ciel, et je me demandais pourquoi j'étais enchaîné à la vie et à ses misères? Cependant, les émotions tumultueuses que cet objet sublime excitait étaient agréables; et, en le regardant, mon âme s'élevait, avec une dignité renouvelée, au-dessus de ses soucis - saisissant l'immortalité - il semblait aussi impossible d'arrêter le courant de mes pensées que le torrent toujours changeant, mais toujours le même, devant moi - je tendais la main vers l'éternité, bondissant au-dessus de la tache sombre de la vie à venir.

(Robertson, 510)

Mary Wollstonecraft, c. 1790
Mary Wollstonecraft, vers 1790
John Opie (Public Domain)

Héritage

Le sublime, avec son idée de mélanger l'émotion et la raison en une seule expérience, a grandement influencé le romantisme, le mouvement artistique qui dura de 1775 à 1830 environ, où l'accent était mis sur de nouvelles formes et de nouveaux modes d'expression. Le romantisme était tout à fait moins formel dans ses règles et sa structure, plus spontané et beaucoup plus émotionnel par rapport à ce qui avait précédé. Le romantisme favorisait l'interprétation de Kant selon laquelle le sublime est une affaire personnelle, puisque les artistes cherchaient désormais spécifiquement à émouvoir l'individu qui interagissait avec leur œuvre. Cette ambition serait poursuivie par des mouvements ultérieurs tels que l'impressionnisme, le néo-impressionnisme et le symbolisme. Pour paraphraser Pablo Picasso (1881-1973), l'art ne doit plus copier la nature mais agir comme elle. En bref, si une montagne peut évoquer le sublime, une peinture ou une sculpture peut aussi le faire.

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Un autre mouvement apparenté, également associé au 19e siècle, est l'esthétisme. Défendu par des artistes tels qu'Oscar Wilde (1854-1900), l'esthétisme proclame que le but le plus noble de l'existence humaine est d'apprécier l'art et la beauté. En outre, ni l'art ni la beauté ne devraient jamais être limités par des considérations morales, puisque ces deux choses n'ont pas (ou ne devraient pas avoir) d'objectif moral ou politique particulier.

L'idée de la beauté sublime et de la puissance de la nature a contribué à façonner un autre nouveau mode de pensée, souvent appelé éthique environnementale. Ici, la nature est appréciée pour elle-même, indépendamment de toute utilité réelle ou potentielle pour l'humanité. Ne pas être capable d'apprécier cette valeur, même si elle est difficile à quantifier et à articuler, est considéré comme un échec esthétique.

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Questions & Réponses

Qu'est-ce que l'idée de sublime?

L'idée du sublime prit de l'importance au siècle des Lumières, lorsque les penseurs ont suggéré que les exemples impressionnants de la nature ou les belles choses produisaient des sentiments à la fois d'appréciation et de crainte. Les penseurs ont cherché à réconcilier ce conflit apparent entre la raison et l'émotion. Évoquer le sublime est devenu un objectif dans les arts.

Pourquoi le sublime était-il important?

L'idée du sublime était importante au siècle des Lumières et par la suite, car il s'agissait d'une question non seulement d'esthétique mais aussi d'éthique, selon laquelle notre raison devait triompher de nos émotions. Les mouvements artistiques ultérieurs, comme le romantisme, ont inversé cette ambition.

Traducteur

Babeth Étiève-Cartwright
Babeth s'est consacrée à la traduction après avoir enseigné l'anglais au British Council de Milan. Elle parle couramment le français, l'anglais et l'italien et a 25 ans d'expérience dans le domaine de l'éducation. Elle aime voyager et découvrir l'histoire et le patrimoine d'autres cultures.

Auteur

Mark Cartwright
Mark est un auteur, chercheur, historien et éditeur à plein temps. Il s'intéresse particulièrement à l'art, à l'architecture et à la découverte des idées que toutes les civilisations peuvent nous offrir. Il est titulaire d'un Master en Philosophie politique et est le Directeur de Publication de WHE.

Citer cette ressource

Style APA

Cartwright, M. (2024, février 22). Le Sublime et les Lumières [The Idea of the Sublime in the Enlightenment]. (B. Étiève-Cartwright, Traducteur). World History Encyclopedia. Extrait de https://www.worldhistory.org/trans/fr/2-2383/le-sublime-et-les-lumieres/

Style Chicago

Cartwright, Mark. "Le Sublime et les Lumières." Traduit par Babeth Étiève-Cartwright. World History Encyclopedia. modifié le février 22, 2024. https://www.worldhistory.org/trans/fr/2-2383/le-sublime-et-les-lumieres/.

Style MLA

Cartwright, Mark. "Le Sublime et les Lumières." Traduit par Babeth Étiève-Cartwright. World History Encyclopedia. World History Encyclopedia, 22 févr. 2024. Web. 13 déc. 2024.

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