Carthage fut fondée par la ville phénicienne de Tyr au 9e siècle avant notre ère et, parmi de nombreuses autres pratiques culturelles, la ville adopta des aspects de la religion de ses pères fondateurs. De nature polythéiste, des dieux phéniciens aussi importants que Melqart et Baal étaient vénérés dans la colonie, aux côtés de nouveaux dieux tels que Tanit. Ceux-ci, à leur tour, se répandirent dans les nouvelles colonies puniques autour de l'ancienne Méditerranée, tandis que, dans l'autre sens, des dieux de cultures voisines furent incorporés dans le panthéon carthaginois. Des temples furent construits en leur honneur, des cérémonies comprenant des sacrifices pour les apaiser étaient supervisées par une classe sacerdotale et leur imagerie apparut sur les navires, les pièces de monnaie et dans les arts.
Les dieux
La plupart des dieux carthaginois avaient été hérités des Phéniciens, mais ils furent adaptés et leurs noms et fonctions évoluèrent avec le temps. La divinité carthaginoise la plus importante était Melqart, patron et protecteur de la ville de Tyr, qui jouait peut-être un rôle similaire dans la Carthage primitive. En effet, les colons étaient tenus d'envoyer un tribut annuel - un dixième de leurs bénéfices annuels - au temple de Melqart à Tyr pendant les premiers siècles d'existence de la colonie. Au IIIe siècle avant notre ère, l'influent clan des Barcides de Carthage était particulièrement fervent adorateur de Melqart. Hannibal est célèbre pour avoir prêté serment au dieu en 237 avant notre ère lorsque, âgé de 9 ans, il déclara qu'il serait à jamais l'ennemi de Rome. Hannibal n'était pas le seul général carthaginois à s'être déifié et à avoir pris l'apparence du dieu. Les Grecs identifiaient Melqart à leur propre héros, Hercule, et un culte de Melqart-Hercule se répandit tout autour de la Méditerranée.
Baal Hammon ("seigneur des autels d'encens") était un autre dieu important, inspiré par le Baal qui était le dieu suprême de la ville phénicienne de Sidon. Baal eut de nombreuses autres incarnations, ou peut-être même des divinités distinctes sous ce nom: Baal Iddir, Baal Marqod, Baal Oz, Baal Qarnem, Baal Sapon et Baal Shamin. Les historiens, en raison du manque de clarté sur les spécificités des dieux phéniciens et carthaginois, continuent à discuter de son association ou même de son équivalence avec Melqart et le dieu phénicien El.
De même, les dieux phéniciens Eshmoun (un équivalent d'Adonis mais également identifié comme Asclépios par les Grecs, ce qui suggère qu'il était associé à la guérison à Carthage), Reshef (le dieu du feu et de la foudre, lié à Apollon par les Grecs) et Rasap (associé à la guerre) étaient vénérés à Carthage, mais là encore avec des connotations légèrement différentes telles que Reshef (une forme de Rasap) et Shadrapha (associé aux serpents et à la guérison). Parmi les dieux phéniciens moins importants qui ont survécu dans la religion punique, citons Hawot (dieu des morts), Hudis (la nouvelle lune), Kese (la pleine lune), Kusor/Kusorit (dieu/déesse de l'intelligence) et Semes (la déesse du soleil).
L'une des divinités puniques les plus importantes qui n'était pas adorée en Phénicie était Tanit (Tnt), bien qu'elle ait pu y être considérée comme une assistante d'Astarté. Tanit ne prit de l'importance qu'à partir du Ve siècle avant notre ère à Carthage, mais elle finit par supplanter Melqart et Baal Hammon en importance. Elle représentait une déesse mère, la vie et la fertilité. Fortement liée à Baal et considérée comme l'épouse de Baal Hammon, elle était communément appelée "Tanit face de Baal"(Tnt pn B'l) et représentée dans les inscriptions, les mosaïques, les poteries et les stèles sous la forme d'un symbole (un triangle surmonté d'une ligne droite et d'un cercle) représentant apparemment une figure féminine stylisée avec les bras tendus. Aucun autre symbole n'est connu pour les autres dieux carthaginois. Tanit était également associée au palmier, à la colombe, à la lune, au poisson et à la grenade, qui apparaissent tous avec elle sur les pièces de monnaie carthaginoises et les stèles qui lui sont dédiées. Dans les sculptures ultérieures, elle est le plus souvent représentée avec une tête de lion et des ailes, et un deuxième symbole est la forme de bouteille qui prévaut sur les stèles votives.
Enfin, des dieux furent adoptés et adaptés du panthéon grec suite à l'hellénisation croissante de Carthage à partir du IVe siècle avant notre ère. Déméter et Perséphone (Coré), particulièrement populaires, furent intégrées au panthéon punique à la suite d'une série de désastres militaires que les Carthaginois attribuèrent à la destruction imprudente du temple des déesses à Syracuse en 396 avant notre ère. Des prêtres et prêtresses de haut rang étaient spécifiquement chargés de servir les déesses. Isis, qui possédait un temple dans la ville, était une autre importation étrangère. L'une des prêtresses de la déesse est représentée sur un superbe couvercle de sarcophage en marbre provenant de la tombe de Sainte Monique. L'utilisation d'amulettes de fabrication égyptienne ou copiées à la maison était très répandue à Carthage, si l'on en juge par leur abondance dans les tombes.
Les prêtres
Dans la légende de la fondation de Carthage, Didon (Elissa), la reine qui fuit Tyr, alla chercher le grand prêtre d'Astarté à Chypre sur son chemin vers l'Afrique du Nord, lui promettant que lui et ses descendants occuperaient le poste de grand prêtre dans sa nouvelle ville. C'est la première fois qu'une classe sacerdotale s'installait dans la ville. L'élite de Carthage dominait les postes religieux importants. Le chef des prêtres (rb khnm) était également membre du Sénat et de l'influent Conseil des 104. Un comité de 10 sénateurs était chargé des questions religieuses de l'État. Les prêtres jouissaient d'un statut élevé mais menaient une vie austère, symbolisée par leur caractéristique crâne rasé. Les prêtres se distinguaient encore plus en se peignant d'ocre rouge lors des cérémonies. La plupart des fonctions religieuses de la ville semblent avoir été héréditaires. Les inscriptions nous apprennent qu'un prêtre principal était responsable d'un temple particulier et assisté d'une catégorie inférieure de prêtres (khnm). Il y avait des femmes prêtres, mais là encore, les détails de l'initiation et des fonctions de la classe sacerdotale restent inconnus. Il est possible que les prêtres aient contrôlé l'éducation, dont nous savons très peu de choses, ainsi que les bibliothèques qui existaient à l'époque de la destruction de Carthage en 146 avant notre ère.
Les temples
Les inscriptions sur les stèles puniques décrivent de nombreux temples dédiés à différentes divinités à Carthage, mais malheureusement, il n'en reste que très peu de vestiges dans les archives archéologiques en raison de la destruction de la ville par les Romains à la fin de la troisième guerre punique en 146 avant notre ère. Il y avait probablement autant de temples à Carthage que dans les villes contemporaines de Rome et d'Athènes. On peut imaginer qu'ils étaient semblables aux temples phéniciens tels que celui de Salomon, conçu par des Phéniciens selon la Bible, et celui de Melqart à Tyr, décrit par Hérodote. Ces temples comportaient deux grandes colonnes, une de chaque côté de l'entrée qui menait à trois chambres à l'intérieur desquelles se trouvait non pas une représentation du dieu, mais une grande coupe de bronze avec une flamme éternelle.
C'est à l'extérieur des temples que se déroulaient les cérémonies telles que les prières, la combustion d'encens et les offrandes aux dieux sur un autel spécialement dédié. Celles-ci pouvaient prendre la forme de libations, d'offrandes alimentaires, de fleurs, de sacrifices d'animaux (taureaux, agneaux, volailles, oiseaux, etc.), voire de sacrifices humains (molk). On sait également que les temples étaient interdits aux femmes et aux porcs, même si certaines prêtresses étaient au service de certaines divinités et de leurs temples. Les cérémonies religieuses pouvaient également se dérouler dans des lieux naturels comme les rivières et les sources, souvent considérés comme sacrés par les Carthaginois.
Le Tophet
L'un des rituels des religions phénicienne et punique consistait à sacrifier des êtres humains, en particulier des enfants (mais pas seulement), selon des sources anciennes. Les victimes étaient tuées par le feu, sans que l'on sache exactement comment. Selon les historiens antiques Clitarque et Diodore de Sicile, un foyer était placé devant une statue en bronze du dieu Baal (ou El), qui avait les bras tendus sur lesquels la victime était placée avant de tomber dans le feu. Ils mentionnent également que les victimes portaient un masque au large sourire pour cacher leurs larmes au dieu auquel elles étaient offertes. Les cendres de la victime étaient ensuite placées dans une urne surmontée d'une pierre. Les urnes elles-mêmes étaient souvent des pots et des jarres recyclés provenant d'aussi loin que Corinthe et l'Égypte, et constituent donc un témoignage intéressant et précieux du commerce méditerranéen. À partir du VIe siècle avant notre ère, des stèles étaient dédiées à Baal ou à Tanit et étaient placées sur les urnes à la place des pierres. Des milliers d'exemples de ces marqueurs votifs ont survécu et constituent une preuve puissante que la religion carthaginoise était pratiquée à tous les niveaux de la société. Certaines urnes étaient enterrées dans des tombes à puits et l'espace sacré dédié à ces urnes était entouré de murs et connu sous le nom de tophet.
Le tophet de Carthage était connu sous le nom d'"enceinte de Tanit" et se trouvait au sud de la ville, à Salammbo. Il fut utilisé pour la première fois au 8e siècle avant notre ère, puis de manière continue jusqu'à la chute de Carthage lors des guerres puniques. Dans sa plus grande extension, il couvrait 6 000 mètres carrés et comportait neuf niveaux descendants. Il y a une zone de sanctuaire avec un autel où les sacrifices étaient effectués.
Dans l'Antiquité, les Phéniciens et les Carthaginois acquirent une réputation sanguinaire en pratiquant fréquemment des sacrifices d'enfants, mais certains historiens ont remis en question l'ampleur de cette pratique. De nombreuses stèles portent une inscription décrivant un sacrifice de sang humain, mais d'autres décrivent la substitution d'un mouton ou d'un agneau à l'enfant. De plus, en y regardant de plus près, on remarque que toutes les références littéraires aux sacrifices humains suggèrent qu'ils n'étaient nécessaires qu'en cas de grand danger pour l'État, comme les guerres, les pestes et les catastrophes naturelles, et qu'il ne s'agissait pas d'une pratique quotidienne. Même dans la mythologie phénicienne/punique, lorsque le dieu El sacrifie son fils Ieud, c'est pour sauver son pays de l'effondrement. Autre exemple, Diodore décrit le général carthaginois Hamilcar sacrifiant un enfant lors du siège d'Agrigente au Ve siècle avant notre ère, alors que les défenseurs souffraient d'une épidémie mortelle. En outre, dans les sources anciennes, les sacrifices humains concernent presque toujours les enfants des dirigeants et de la classe dirigeante, les dieux n'étant apparemment pas émus par le sacrifice des gens du peuple.
L'analyse des restes trouvés dans les urnes de Carthage révèle que, dans l'ensemble, 80 % des restes humains proviennent de nouveau-nés ou de fœtus. Ce pourcentage est similaire à celui d'autres tophets comme celui de Tharros. Il n'est pas possible de déterminer la cause exacte du décès, mais l'historien M. E. Aubet conclut ce qui suit:
...tout porte à croire qu'ils sont morts de causes naturelles, à la naissance ou quelques semaines plus tard. Si des sacrifices humains ont pu être pratiqués, la forte proportion de nouveau-nés dans les tophets montre que ces enclos servaient de sépultures aux enfants morts à la naissance ou n'ayant pas atteint l'âge de deux ans. (252)
Aubet note également que les cimetières des villes puniques ne contiennent pas de restes de jeunes enfants, ce qui suggère que tous les enfants, quelle qu'ait été la cause de leur décès, étaient enterrés dans le tophet. Des sacrifices d'enfants eurent bel et bien lieu à Carthage, comme dans de nombreuses autres cultures antiques, mais les preuves matérielles de l'ampleur d'une telle pratique ne semblent pas correspondre à la réputation infamante dont les Phéniciens et les Carthaginois ont longtemps souffert depuis l'Antiquité.
Conclusion
Nos informations sur de nombreux détails de la religion punique sont donc incomplètes en raison du manque de sources contemporaines provenant des Carthaginois eux-mêmes. La situation est rendue plus complexe par l'utilisation parfois inconsidérée de noms grecs et latins par les auteurs anciens de ces cultures lorsqu'ils décrivent les pratiques religieuses de Carthage, sans parler de leurs préjugés à l'égard des pratiques étrangères. Aucun temple ne subsiste, aucun texte sur la mythologie punique n'est parvenu jusqu'à nous et il ne nous reste que quelques stèles inscrites et certains objets d'art pour en reconstituer les détails. Les tombes ont été une source essentielle de tels objets, et la présence d'offrandes votives, d'ustensiles quotidiens, d'amulettes et de masques pour éloigner les mauvais esprits suggère que les Carthaginois croyaient en une sorte de vie après la mort. Comme pour beaucoup d'autres aspects de la religion carthaginoise, nous ne connaissons pas de détails précis et nous nous demandons en quoi consistait cette vie ou comment une personne pouvait s'assurer d'y prendre part. Ce qui est plus certain, c'est que la religion carthaginoise continua à être pratiquée après la destruction de la ville par les Romains, parfois sous d'autres noms, peut-être plus clandestinement qu'auparavant, mais très souvent sur les mêmes sites de temples qu'auparavant.